Les villes FN à la loupe Enquête

Dans les villes FN, les relations tumultueuses avec la presse locale

Deux ans après l'élection de dix maires Front national, comment travaille la presse locale dans les villes ? Si dans certaines communes les relations sont apaisées, dans celles dirigées par des figures du parti, la cohabitation est difficile : médias boycottés, attaques personnelles, flot de droits de réponse. Plusieurs maires ont opté pour une « communication directe » avec leurs propres “médias”.

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

Dans les années 1990, la presse quotidienne régionale (PQR) s’était érigée en contre-pouvoir face aux ennuis judiciaires et mauvaises gestions des mairies frontistes. Vingt ans plus tard, alors que l’extrême droite est au pouvoir dans 14 villes, et que le Front national poursuit sa stratégie de « dédiabolisation », comment la presse locale travaille-t-elle dans ces communes ? Quelles relations entretient-elle avec la municipalité frontiste ? Réserve-t-elle un traitement particulier au FN ? 

Mediapart a posé la question aux journalistes et aux maires (lire notre boîte noire). Si dans plusieurs villes les relations sont apaisées, dans celles dirigées par des figures du parti, la cohabitation est difficile. Passé l'état de grâce, les relations se sont dégradées après les premières difficultés des maires : médias boycottés, journalistes attaqués personnellement, insultes, flot de droits de réponse, et parfois des batailles judiciaires. Plusieurs maires ont opté pour une « communication directe » avec leurs propres “médias”.

  • Fréjus (Var)

À Fréjus, la plus grosse ville FN avec 53 000 habitants, c’est David Rachline, étoile montante du parti et sénateur du Var, qui est aux manettes. Le maire est investi d’une mission nationale : servir de vitrine au Front national, dans cette cité varoise où son prédécesseur UMP a beaucoup déçu. Dès le début de son mandat, Rachline a refoulé plusieurs journalistes de médias nationaux (ici et ). « La presse locale est autorisée, pas la presse nationale », avait justifié l'un de ses collaborateurs.

Le journaliste de Var-Matin à Fréjus, Éric Farel, le reconnaît d’emblée : « Les dix-huit premiers mois, je n’ai pas eu de problèmes avec David Rachline. On avait des relations qui m’ont même valu d’être taxé de “pro-FN”. C’est compliqué quand on tient la rubrique politique, on est en contact permanent avec la municipalité, ce n’est pas “on défonce les élus et on repart”, nous on retourne en conseil municipal, et se faire insulter tout le temps est fatigant. J’ai toujours dit à mes équipes d’avoir des relations normalisées avec le FN, de ne pas les caricaturer. »

Mais le journaliste a vu « la situation changer quand le maire a fait venir une nouvelle équipe de communication composée de quatre anciens de Var-Matin. On a commencé à avoir de moins en moins d’infos. Le journal municipal, bimensuel, est devenu mensuel. Leur intention était de se passer de la presse locale, de préférer la propagande à l’information ». « David Rachline n’accepte pas la contradiction, estime Patrice Maggio, rédacteur en chef de Var-MatinIl veut communiquer directement avec le journal municipal et les réseaux sociaux. Nous, on ne rentre pas dans l’arène. »

Contacté David Rachline a refusé de répondre à nos questions.

Illustration 1
David Rachline, maire de Fréjus, et Steeve Briois, maire d'Hénin-Beaumont, au congrès du FN à Lyon, en novembre 2014 © Reuters

C’est paradoxalement après le rassemblement pour Charlie Hebdo, où le maire avait défendu la liberté de la presse, que s’est produit « le premier gros couac, raconte Éric Farel. Notre photographe a été refoulé d’un nouveau local municipal. “Si le sujet est polémique, pas de photo. Sinon, c’est ok”, nous a expliqué la mairie. » 

Les relations se sont tendues davantage encore après que la préfecture a retoqué le projet de Surf Academy du maire, dont Mediapart avait révélé les dessous. David Rachline, qui avait refusé de répondre aux questions de France 3 Côte d’Azur sur le sujet, n’a pas apprécié de voir la chaîne débarquer au conseil municipal. « Je les avais prévenus de notre venue, raconte la journaliste, Nathalie Layani. Ils nous ont menacés plusieurs fois d’expulsion au prétexte de l’emplacement de notre caméra. On a réussi à interroger le maire à la sortie, il n’a pas aimé notre question. » Cela a valu à notre consœur un communiqué la mettant personnellement en cause et intitulé « Nathalie Layani salit notre ville ». La direction de la chaîne a dénoncé des accusations « diffamatoires ».

De son côté, Var-Matin, après avoir relaté le mécontentement suscité par plusieurs projets municipaux, a vu les noms de deux de ses journalistes publiés dans le journal municipal. Froissé par deux billets du quotidien (ici et ) consacré à son comportement avec les médias, David Rachline a décidé de boycotter Var-Matin. Dans un communiqué, début juin, le maire fustige « un journalisme aux relents de totalitarisme », une « manipulation », des « pratiques de désinformation » et annonce son « choix […] d’une communication directe avec nos administrés »

Le syndicat national des journalistes (SNJ) a dénoncé « ces sorties de route [qui] sont le énième épisode d'une conception bien peu démocratique » de la part du maire, lequel « affiche avec satisfaction sur les réseaux sociaux l'ensemble de ses passages médiatiques, mais voudrait dans le même temps que la presse soit juste le canal officiel de sa pensée, sans critique, enquête et contrepoint. »

Var-Matin continue cependant de le solliciter par texto avant chaque article. Mais le journal a marqué le coup avec un édito. Le rédacteur en chef Patrice Maggio y dénonce la « parole confisquée » à Fréjus, en faisant le parallèle avec l’expérience frontiste à Toulon, en 1995, qui a conduit au « repli sur soi » et au « manque de transparence ».

Les années FN à Toulon, Patrice Maggio s’en souvient bien. « À l’époque, on avait eu une démarche journalistique qui avait été suivie par d’autres, on échangeait beaucoup avec les rédactions des autres villes FN, Orange, Vitrolles. On estimait que le FN ne serait pas battu sur le terrain des valeurs mais sur sa capacité de gérer ses villes. Beaucoup d'élus étaient là par hasard, sans expérience de gestion. Je ne voulais pas tordre la réalité, j’allais à leur contact, ils avaient besoin de communiquer. Je me suis créé un gros réseau interne et, quand ils ont commencé à se diviser, j’ai pu sortir beaucoup d’informations, de documents accablants. Jean-Marie Le Chevallier (le maire FN – ndlr) ne réagissait quasiment jamais publiquement, mais faisait la chasse aux sources. »

Pour le journaliste, « on retrouve déjà cette situation de divisions à Cogolin », autre ville FN varoise, et « dans un an, ce réseau de sources existera à Fréjus. Les deux premières années, les maires FN mangent leur pain blanc car ils ont été choisis, les gens veulent les laisser faire leurs preuves. Après deux ans, les doutes commencent. On voit déjà que les oppositions se structurent. »

Éric Farel, lui, a été surpris par les réactions des lecteurs : « J’avais peur qu’on se coupe d’une partie importante de notre lectorat, qui vote FN. Mais on a reçu plus de messages de sympathie que de critiques. Cette position du FN à notre égard a confirmé des choses que je ne soupçonnais pas. Je me disais “ce sont des élus comme les autres”, j’ai été un peu naïf. »

  • Le Pontet (Vaucluse)
Illustration 2
Joris Hébrard, maire du Pontet © Ville du Pontet

« Dans le Vaucluse, l’extrême droite, on connaît, on pratique depuis longtemps », explique d’entrée Alain Roux, le directeur départemental des éditions de Vaucluse-Matin et du Dauphiné libéré. En 1995, Jacques Bompard a conquis Orange. Treize ans plus tard, sa femme, Marie-Christine Bompard, a emporté Bollène, une ville voisine. En 2012, Marion Maréchal-Le Pen a gagné la circonscription de Carpentras. Deux ans plus tard, aux municipales, Le Pontet et Camaret-sur-Aigues sont tombées à l’extrême droite. La porosité entre droite et extrême droite n’a cessé de croître dans le département, au point que le FN y réalise ses meilleurs scores.

« Notre choix, c’est de ne pas traiter différemment les communes FN : ne pas stopper notre couverture, ne pas leur rentrer dans le lard, résume Alain Roux. On fait notre travail, et on ne nous empêche pas de le faire. Dans nos contenus publicitaires, on a des clients institutionnels, mais si on perd de la pub, tant pis. »

Pour Vaucluse-Matin, Le Pontet n’est pas la priorité. « C’est une petite commune (17 000 habitants – ndlr), qui ne prend pas trois pages dans le journal, admet Alain Roux. Le maire répond à nos questions, il n’y a pas de problèmes. Ce serait peut-être différent s’il était maire d’Avignon… » Le journaliste explique avoir « davantage de problèmes avec d’autres mairies (non FN – ndlr) du département », « ou à Orange en 1995 ». « C’était très tendu, se souvient-il. Des droits de réponse permanents, des procès, les journalistes considérés comme des ennemis. Une consœur avait été collée au mur par des gros bras du FN au moment de la profanation du cimetière juif de Carpentras. »

Sous couvert d'anonymat, un journaliste glisse que les rapports entre le parti frontiste et la presse locale sont plus complexes : « Pour la PQR, le FN fait vendre du papier. C’est dit dans les rédactions. Pour les chefs, c’est comme les faits divers. Parfois, il n’y a rien, pas de fond, et on relate quand même. Si vous creusez un peu les mesures proposées, que vous démontrez que ce sont des effets d’annonce, c’est repris par la chefferie. Ils gardent des titres accrocheurs. » 

« Comme nous n’avons rien à attendre de la presse, nous sommes  à l’aise avec elle », explique à Mediapart le directeur de cabinet du maire, Xavier Magnin, qui affirme que l'édile « entretient d’excellents rapports avec les correspondants » locaux. Mais « dans les cas, malheureusement nombreux, où les professionnels de la presse manqueraient d’objectivité, nous n’hésitons pas à faire valoir nos droits de réponse », et à utilser « otre bulletin municipal, notre site internet ou les réseaux sociaux » quand ils ne sont pas diffusés (lire sa réponse intégrale dans notre "Prolonger").

« J'ai relaté un salut nazi vu dans un meeting. Le maire a diffusé un tract contre moi »

  • Beaucaire (Gard)
Illustration 3
Le maire de Beaucaire, Julien Sanchez.

À Beaucaire, c’est Julien Sanchez, 32 ans dont 15 passés au FN, qui est aux manettes de cette unique ville frontiste du Languedoc-Roussillon. La commune est peu couverte par la presse locale, à cause de problèmes budgétaires et d’effectifs des journaux, basés à Nîmes. 

Maria Dutron, qui a suivi la ville pour Midi Libre avant son départ en retraite, en août, raconte que les « relations courtoises » avec Julien Sanchez se sont « gâtées pendant la campagne municipale », en 2014. « Lors de la venue de Marine Le Pen, il n’a pas du tout aimé que j’écrive avoir vu un participant au meeting faire un salut nazi. Il a diffusé un tract contre moi, m’a menacée de plainte en diffamation, j’ai reçu des coups de fil incendiaires, alors que La Provence mentionnait les mêmes faits. »

Illustration 4
Dans le journal municipal de Beaucaire, Beaucaire Mag

La journaliste rapporte aussi avoir subi des « attaques personnelles lors d'un conseil municipal. Le maire m'a traitée publiquement d’incompétente, sous les applaudissements, c’était violent. L’objectif était de me faire craquer. Il y a eu une page dans le journal municipal sur le même mode (ci-contre – ndlr). Ou des appels à se désabonner du Midi Libre dans ses discours, qui nous valaient des coups de fil ».

Selon la journaliste, le maire lui reprochait « d’être systématiquement à charge. Il me disait “vous ne m’aimez pas”. Je lui ai répondu que j’étais journaliste, que je n’avais pas à l’aimer ou non, mais à rendre compte de l’information. Il a beaucoup de mal à faire la différence entre le journal et le journal municipal. Il prend toutes les critiques de manière personnelle ».

Maria Dutron se souvient aussi de réactions à son article comparant les politiques culturelles de Beaucaire et Tarascon, deux villes équivalentes. « Je montrais que Tarascon avait fait de gros efforts pour développer sa programmation théâtrale, tandis que Beaucaire proposait des fêtes très identitaires et traditionnelles, les Arlésiennes, les tambourinaires – alors que nous ne sommes pas en Provence – et des spectacles où rien ne devait déranger qui que ce soit. » Le maire n’a pas davantage goûté son article relatant la baisse de la subvention accordée au club de foot de la ville.

« Il maîtrise l’information et la donne au compte-goutte, à sens unique, par mail. Il n’y a pas d’échanges », relate une correspondante locale qui dit elle être reçue « sans problèmes car [ses] retranscriptions sont factuelles. Je n'entre pas dans le jeu du maire quand il veut être au centre de la photo ou fait un discours prosélytiste. Mon principal outil, c’est “ouvrez et fermez les guillemets”. »

De son côté, le maire reproche à l'ex-journaliste du Midi Libre d'être « allergique aux élus Front national », et affirme devoir batailler – parfois jusque devant le tribunal – pour obtenir la publication de certains droits de réponse. Mais il assure à Mediapart avoir acquis « un immense respect pour la profession » après ses années au service de presse du FN. Il explique que ses relations avec la presse locale « ont toujours été normales avec les journalistes qui ont une éthique et qui sont professionnels (quelles que soient leurs idées) » mais qu'« elles sont plus tendues avec les journalistes non professionnels et/ou ouvertement sectaires ». « Nous cracher dessus sans raison est contre-productif », ajoute-t-il (lire sa réponse intégrale dans notre "Prolonger").

  • Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais)

Érigée en symbole de la stratégie de « dédiabolisation » du FN, Hénin-Beaumont est pilotée par le tandem frontiste Steeve Briois (maire)-Bruno Bilde (adjoint). Les deux élus quadrillent le terrain depuis les années 1990, dans un bras de fer permanent avec le quoditien régional, La Voix du Nord, qui se termine souvent au tribunal. 

Ce face-à-face, Steeve Briois le justifie à Mediapart par les « consignes de vote données aux régionales » par La Voix du Nord « en appelant à nous faire battre sur plusieurs pages sans nous laisser la parole ». « Nous n'avons plus des journalistes face à nous mais des militants politiques », qui doivent donc être « traités » comme tels, estime le maire. Le quotidien avait publié deux éditions mettant en garde contre une victoire de Marine Le Pen, accompagnées d’enquêtes sur le parti et ses contradictions (lire ici et , et les explications de leur démarche ici). La présidente du FN avait dénoncé un « tract du Parti socialiste » et menacé de supprimer les subventions au journal en cas de victoire.

Illustration 5
Les unes de La Voix du Nord, publiées les 30 novembre et 1er décembre 2015

En réalité, l'attitude du Front national vis-à-vis de La Voix du Nord ne date pas des régionales. Depuis 2006, Steeve Briois s'en prend très régulièrement au journal sur son blog : « pravda », « militantisme politicien », « manipulation », « tract socialiste », « magouilles », « mensonges », « désinformation », « témoignages pipotés et tronqués », journalistes « incultes », etc. Le bouc émissaire favori des frontistes est Pascal Wallart, le journaliste chargé depuis 2000 de la couverture d’Hénin-Beaumont pour le quotidien régional, régulièrement accusé d’être un « militant politique ». Exemple dans ce billet de 2006, où il est taxé de « mythomane gauchiste » et de « journaliste sans aucune morale », « déshonorant sa profession ».

Les premières années, alors que l’extrême droite peinait à émerger, « on a eu des relations qui n’étaient pas mauvaises, se souvient Pascal Wallart. Ils faisaient un vrai boulot d’opposition, on en rendait compte, mais ils estimaient qu’on ne leur donnait jamais assez d’épaisseur. Bruno Bilde se plaignait déjà et m’envoyait des textos pour dire “c’est trop court là-dessus” ». Les textos du bras droit du maire se sont faits plus nombreux, et plus virulents au fil des années. « Vous n'avez aucune éthique, aucune morale, aucune honnêteté. Vous êtes encore pire que ce que j'imaginais. Berk », lui envoie ainsi Bruno Bilde pendant les régionales. Avant de fanfaronner quelques jours plus tard quand les résultats tombent : « Énormes bisous, Pascal !!!! »

« Ici, on vit très mal la situation, on ne peut pas faire notre travail, raconte Pascal Wallart. Quand le FN a failli prendre la ville il y a quelques années, Steeve Briois nous a mis en garde s’il arrivait au pouvoir. En octobre dernier, on n’a plus eu d’infos, ils ont fermé le robinet. Et après notre une sur les régionales, plus rien. Dès qu’on écrit un article, ils ne nous répondent pas, mais font un droit de réponse derrière. »

« Si vous n’avez pas relaté une fête populaire ou écrit qu’ils avaient attaqué pour la cinquième fois en diffamation l’élu communiste, ils s’énervent, rapporte Pascal Wallart. En décembre, ils voulaient qu'on dise que leur marché de Noël était le plus grand du bassin minier, mon article ne leur a pas plus, j’ai reçu 50 SMS. Ils veulent se passer de nous, mais qu’on relaye leurs informations. » 

Illustration 6

Pour contourner les médias, les frontistes misent tout sur le journal municipal, les réseaux sociaux ou des blogs, qui fonctionnent à plein régime. Lorsque des élus de l'opposition se rendent à La Voix du Nord, une fin d'après-midi de décembre, pour une interview – comme l'avait fait Marine Le Pen –, le maire met en scène, dans le journal municipal, « l'étrange soirée de l'opposition à l'agence » et explique que « selon [leurs] sources », « il existe un pacte » entre le quotidien et ces élus.

Sur Facebook, le maire réplique abondamment. Fin mai, il a ainsi posté une photo des journalistes locaux de M6 et France 3, leur reprochant de répondre au « plan com de l'opposition », après la victoire judiciaire d'une élue EELV face à la mairie. Un autre jour, c'est La Gazette des communes qui est accusée d'« attaquer les mairies FN ».

Illustration 7
Sur la page Facebook "La Voie d'Hénin", le 16 décembre 2015.

En décembre, Steeve Briois a annoncé la création de « La Voie d'Hénin », une page Facebook présentée comme un « nouveau média libre » qui « n'est pas à la botte de l'opposition », et qui consacre l'essentiel de ses billets à La Voix du Nord. « Personne ne peut les interpeller sur les réseaux sociaux, relate Pascal Wallart, car dans la foulée ils suppriment systématiquement les commentaires, même soft, qui ne sont pas en leur faveur. »

« Dans l'Aisne, on a davantage de problèmes avec des élus d’autres partis »

  • Hayange (Moselle)
Illustration 8
Fabien Engelmann, maire d'Hayange. © Reuters

Dans cette ville de 16 000 habitants, qui a subi la fermeture des hauts-fourneaux d’ArcelorMittal, c’est un ancien militant de Lutte ouvrière et syndicaliste CGT qui a conquis la mairie, avec l’étiquette FN. Au Républicain lorrain, les journalistes ont pour certains connu Fabien Engelmann alors qu’il était encore militant d’extrême gauche. « On a réussi à préserver les rapports cordiaux qu’on avait avec lui, raconte un journaliste du quotidien local. Après son élection, on s’attendait à voir débarquer le staff FN, mais ils l’ont laissé tout seul. Il est devenu plus méfiant à l’égard des médias, il aimerait choisir ses journalistes, mais il reste accessible, il nous connaît, il sait qu’on ne va pas le prendre en traître, aller sur le terrain de sa vie privée par exemple. »

Le maire a su s’appuyer sur la population et surfer sur le rejet du maire PS précédent. « Au début de son mandat, lorsque sa majorité s'est divisée et qu’il y a eu les premiers soucis, les gens le défendaient en nous disant “il est gentil, notre maire”, “c’est pas un fasciste”, “arrêtez de taper sur lui”, “il y en a ras-le-bol des médias” », se souvient ce journaliste.

Les ennuis judiciaires du maire sur ses comptes de campagne, couverts par le quotidien, n’ont pas rompu les relations. « Il nous dit “ah, vous allez encore écrire un article là-dessus”, mais il nous répond. Il gère toute la communication lui-même, son cabinet est inexistant et il ne laisse pas ses adjoints répondre. »

« Ça se passe bien, commente à Mediapart Fabien Engelmann, j'ai de meilleurs rapports avec les journalistes locaux que dans les autres communes FN, comme Hénin-Beaumont ou Beaucaire où mes collègues ont affaire à des militants politiques. Parfois j'appelle Le Républicain lorrain pour leur dire que je ne suis pas d'accord avec ci ou ça, j'essaye d'obtenir des droits de réponse. Lorsqu'il y a une affaire à Hayange, ça fait la une de la page régionale ; quand c'est les autres partis, ça fait trois lignes, c'est ce que je leur reproche, mais c'est le jeu. »

Les retours sur les articles sont assez inattendus. Lorsque le journal a publié un bilan de ses six premiers mois, sous-titré « Le 14-Juillet, Brigitte Bardot (qui porte désormais une rue à Hayange – ndlr) et les poubelles », « le maire s’est plaint qu’on mette Bardot et poubelles dans la même phrase, mais pas du fait qu’on écrive qu’il ne faisait rien… », se souvient un journaliste. Autre exemple lors de la « fête du cochon » annuelle du maire. « On a écrit que ça risquait d’être un repère d’identitaires, l’adjoint chargé des festivités nous a appelés pour se plaindre… du fait qu’on n’avait pas détaillé le programme musical. »

Les journalistes ont tout de même senti un « tournant » en décembre dernier. « Lors des régionales (où Fabien Engelmann et Florian Philippot étaient candidats dans le Grand-Est – ndlr), il y a eu une reprise en main. Son discours est devenu plus lisse, formaté. »

  • Mantes-la-Ville (Yvelines)
Illustration 9
Cyril Nauth, maire de Mantes-la-Ville

Dans cette commune de 20 000 habitants, Cyril Nauth, un ex-professeur d’histoire-géographie partisan de Bruno Gollnisch, ne se remet toujours pas d’avoir été propulsé dans le fauteuil de maire, grâce au maintien de deux listes de gauche, offrant ainsi au Front national sa première ville d’Île-de-France. Ici, les journalistes reconnaissent qu’avec une gestion à la petite semaine Cyril Nauth « n’a pas fait de faute majeure » et « fait très attention ». Une gestion lisse et sans projet, comme l’a raconté Le Monde.

Et avec la presse ? Pour le binôme du Parisien, Mehdi Gherdane et Maxime Fieschi, « ça se passe très bien ». « Au départ, j’appréhendais qu’un système se mette en place – on sentait sa méfiance à l’égard des médias –, se souvient Mehdi Gherdane. Je redoutais que le service de presse du FN le débriefe après son élection, mais non. Il n’est pas dans le moule FN. Ce n’est pas un politicien, c’est un militant, sans grande ambition politique. Il travaille sans directeur de cabinet, tout se passe en direct avec lui. C’est aussi lié à sa personnalité : ce n’est pas quelqu’un de bouillonnant. »

Le Parisien avait demandé à ses journalistes de « traiter objectivement le Front national, comme un candidat comme un autre ». « On a toujours veillé à cela, souligne Mehdi Gherdane. On a créé un rapport de confiance. Le peu de papiers dérangeants qu’on a eu à faire – lorsque le maire a perdu plusieurs procès d’affilée face à une association musulmane (sur le dossier de la salle de prières – ndlr) –, il nous répondait pour une réaction, il joue le jeu. On n’a jamais eu de droits de réponse, juste des textos après un ou deux articles, c'est quelqu’un de très correct. »

Mehdi Gherdane raconte avoir été accusé, avec son collègue, « d’être “pro-FN”, complaisants, par des élus de droite et de gauche ». « Pour eux, il faudrait être en guerre contre le FN. Cela montre que le Front national n’est pas une matière comme les autres. C’est toujours difficile de le traiter. »

Aboubakry N’Diaye, le rédacteur en chef du site Mantes Actu, a fait l’expérience inverse puisqu’il n’a « aucune relation avec le maire ». « Quand on est venus le jour de son intronisation, le maire nous a dit qu’il n’avait rien à déclarer à notre blog, raconte-t-il. Toutes nos demandes sont restées sans réponses. » Ce trentenaire n’a pas de carte de presse, mais il est « l’homme le mieux informé du Val-Fourré » si l'on en croit la Gazette des Yvelines. Il revendique l'« indépendance » éditoriale de son site d'info gratuit : « Le maire communique quand il y a intérêt, sinon ça ne l’intéresse pas. Il répond qu’il n’a de comptes à rendre qu’à ses administrés. On ne veut pas se faire manipuler. On a abandonné l’idée d'avoir une interview, on lui envoie juste un mail avant chaque article s’il veut réagir. »

  • Villers-Cotterêts (Aisne)
Illustration 10
Vidéo France 3-Picardie.

Le maire de Villers-Cotterêts, Franck Briffaut, affiche lui son indifférence à l’égard des colonnes que lui consacre la presse. « Le maire répond à nos demandes, il ne réagit pas à nos papiers, rapporte Isabelle Bernard, chef d’édition de L’Union, qui couvre le secteur Soissons-Villers-Cotterêts avec quatre collègues. Les échanges sont cordiaux, il n’a aucun affect par rapport à la presse, il ne cherche pas à nous mettre dans sa poche comme d’autres élus frontistes, il s’en fiche de ce qu’on peut penser. On a davantage de problèmes avec des élus d’autres partis en fait ».

Ancien sous-officier parachutiste, historique du FN tendance Jean-Marie Le Pen, Franck Briffaut, 57 ans est « élu depuis des décennies, il est d’ici, il connaît les dossiers, il en débloque certains coincés depuis longtemps, il est peu contesté en conseil municipal, même par l’opposition, constate Isabelle Bernard. Son gros défaut, c’est son équipe, il n’y a que lui qui tient la route... ». Comme d’autres maires frontistes, il a augmenté son salaire, supprimé des subventions à certaines associations et à la CGT et n’a réalisé qu’une baisse symbolique des impôts locaux, pourtant sa promesse de campagne.

La publication dans l’Union d’un dossier sur le bilan « modeste » de ses deux années à la mairie n’a pas non plus suscité de réaction de sa part. Quant aux « petits et gros scandales », relayés dans l’Union, – son refus de commémorer l’abolition de l’esclavage, la déprogrammation d’un groupe de rock, la censure d’une œuvre sur l’extrême droite, un adjoint FN visé par une plainte pour injure à caractère raciste –, « le maire y réagit en assumant franchement », explique la journaliste. C’est lui qui communique et éteint le feu quand ses adjoints font une connerie, tout en les soutenant ».

« Quand Robert Ménard franchit la ligne jaune, nous saisissons la justice »

  • Béziers (Hérault)

C’est paradoxalement dans la ville de celui qui a défendu la liberté de la presse pendant 25 ans avec Reporters Sans Frontières, que les relations avec les journalistes sont les plus complexes. Élu à Béziers avec le soutien du Front national, Robert Ménard a érigé la communication en véritable arme politique. Entouré d’André-Yves Beck – l'ancien idéologue du maire extrême droite d’Orange –, il a renforcé le budget communication et musclé le journal municipal pour court-circuiter la presse locale. On ne compte plus les unes choc et ses campagnes d’affichage polémiques (lire notre enquête sur Béziers ici et ). Mais aussi ses coups de griffe au Midi-Libre: journalistes nommément mis en cause dans le magazine municipal, attaques personnelles, insultes, droits de réponse permanents, et un procès en diffamation (gagné par Midi-Libre). 

S’il ne refuse jamais une interview, le maire a fait du journal municipal et du Facebook de la ville les lieux de ses règlements de compte avec le quotidien local. Comme dans cette double page, en juillet 2014:

Illustration 11
La double page du journal municipal de Béziers consacrée au Midi-Libre, en juillet 2014.

En avril 2015, nouvelle page dans le Journal de Béziers, dans laquelle la municipalité accuse Midi-Libre de « mentir » et d’être « militant ». Le nom et la photo d'un journaliste dont les écrits déplaisent au maire sont publiés sur Facebook. Arnaud Gauthier, le chef de l’agence de Béziers*, dénonce alors dans un billet une « persécution » et des méthodes d'« extrême droite », rappelant que « Midi-Libre n’est pas le bulletin municipal » (lire notre article). Deux mois plus tard, c'est le directeur du quotidien, Philippe Palat, qui est mis en cause sur deux pages:

Illustration 12
La double page du journal municipal de Béziers consacrée au directeur du Midi-Libre, en juin 2015.

« C'est un journal comme vous, c’est-à-dire bourré de certitudes, d’a priori, de peu d’intérêt pour les gens et de beaucoup d’intérêt pour le monde politique, assumait Robert Ménard quand Mediapart l’avait interrogé. Que nos rapports soient tendus, c’est normal. Et le maire de reprocher aux médias « de défendre l’ordre existant et leur rêve, ce monde dont les gens ne veulent plus ».

En mai dernier, le rassemblement des droites dures à Béziers, qui n’a pas eu le succès escompté par le maire, a marqué un nouveau « tournant », d’après Arnaud Gauthier. « On a fait un article présentant ces “Rendez-vous de Béziers”, il m’a appelé en disant “il y a des penseurs de gauche qui seront là, vous ne mentionnez que l’extrême droite, vous voyez le monde avec des lunettes d’il y a vingt ans, aujourd’hui le rassemblement est au-delà de la gauche et de la droite” ». Quelques jours plus tard, Robert Ménard voit rouge en apercevant une journaliste s’adresser au sous-préfet à l’issue de la cérémonie commémorant Verdun. « Le sous-préfet venait de condamner les propos tenus par Robert Ménard dans son discours, elle voulait vérifier la phrase (du sous-préfet, ndlr). Ménard l’a suivie de façon agressive jusqu’à sa voiture en disant “vous n’interviewez que le préfet!” ».

Illustration 13
La page du journal municipal de Béziers consacrée au Midi-Libre en avril 2015.

« Il était hors de question de changer notre manière de travailler parce que Robert Ménard était devenu maire », explique Arnaud Gauthier. « Notre ligne reste la même, on fait notre travail, avec les mêmes méthodes. On est peut-être plus vigilants, reconnaît-il. On enregistre nos conversations pour retranscrire minutieusement les propos. C’est compliqué car le maire utilise tous les moyens, sans aucune déontologie, pour destabiliser, monter l’opinion publique contre la presse, et nous nous refusons à répondre avec les mêmes armes que lui. »

« Le maire veut nous faire passer pour une opposition que nous ne sommes pas, estime Philippe Palat. Nous continuons de faire de l’information, de couvrir chacun de ses événements et nous en rendons compte dans la dimension qui nous semble pertinente, avec le contrepoint. Et quand il franchit la ligne jaune de la diffamation ou de l’injure, nous saisissons la justice. Une plainte est actuellement à l'étude après des insultes envers un  journaliste. »

Arnaud Gauthier est persuadé qu'il faut « laisser le temps faire son œuvre. Lorsque Robert Ménard était en campagne, c’était une réaction chaque fois que nous faisions le lien entre lui et l’extrême droite. Il se renvendiquait “ni droite ni gauche”. Les faits nous donnent raison: il a programme d’extrême droite, des entourages d’extrême droite. Aujourd’hui, il est dans un numéro d’équilibriste par rapport à ce double discours. »

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez passer par SecureDrop de Mediapart, la marche à suivre est explicitée dans cette page.

Voir les annexes de cet article
Voir la Une du Journal