C’est le point 24 du programme présidentiel de Marine Le Pen : « Rétablir les frontières nationales et sortir de l’espace Schengen (un dispositif particulier pour les travailleurs frontaliers sera mis en place pour leur faciliter le passage de la frontière). » Après le retrait de la France de l’Union européenne et celui de la zone euro, c’est un nouveau retour en arrière que propose la candidate FN. Mais c’est aussi une nouvelle formule choc, non argumentée et simplifiant à l’extrême un dispositif existant depuis plus de 20 ans et aux multiples dimensions.
Cette mesure figure avec d’autres dans le chapitre « Retrouver des frontières qui protègent et en finir avec l’immigration incontrôlée ». L’arrivée d’immigrés en France n’a cependant pas grand-chose à voir avec l’ouverture et la fermeture des frontières. Depuis les attentats de novembre 2015, la France a d’ailleurs rétabli le contrôle sur l’ensemble de ses frontières dans le contexte de la COP21, puis dans celui de l’état d’urgence prolongé ; ce n’est pas cela qui a fait de la France un îlot inatteignable pour les étrangers. La fermeture des frontières n’est en outre pas synonyme de sécurité, les différents attentats survenus sur le sol français depuis 2015 ayant été commis en majorité par des citoyens de l’Hexagone.
Dans le propos du FN, il y a en réalité une méprise sur ce qu’est l’espace Schengen, lequel rassemble 26 pays, dont 22 États membres de l’UE. Ce n’est pas seulement une vaste zone de libre circulation des personnes et des marchandises. C’est aussi un dispositif de coopération policière sur le continent, y compris en matière de lutte contre le terrorisme et de surveillance commune des frontières extérieures de l’Union. La sortie envisagée par le FN signifie-t-elle une sortie de tous ces dispositifs ? Le programme ne le dit pas.
Autre question, celle de la marche à suivre pour quitter Schengen. Certes, une sortie est théoriquement possible : le processus de sortie n’est pas prévu dans les traités et implique une négociation, mais la clause opt-out existe déjà pour les États membres de l’UE qui ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas rejoindre l’espace de libre circulation. Le Royaume-Uni et l’Irlande disposent de ce statut, tandis que d’autres pays n’ont pas encore été autorisés à rejoindre l’ensemble (Chypre en raison de la partition de l’île, la Roumanie et la Bulgarie parce que les deux pays ne sont techniquement pas tout à fait prêts). C’est d’ailleurs paradoxal, souligne Julien Jeandesboz, chercheur à l’université libre de Bruxelles et spécialiste des questions frontalières : « Les États membres se battent davantage pour entrer que pour sortir de Schengen, telles la Roumanie et la Bulgarie. Du point de vue des gouvernements et des citoyens, c’est plutôt une zone que l’on veut intégrer ! »
La zone Schengen présente en effet d’innombrables aspects pratiques et apporte d’importantes retombées économiques. Se souvient-on encore de l’époque des files d’attentes aux frontières pour passer d’un pays à un autre ? C’est d’ailleurs une grève des transporteurs français et allemands, lassés des queues interminables aux postes-frontières, qui avait déclenché la réflexion, dans les années 1980, sur la création d’un espace commun de libre circulation. Pour la grande destination touristique qu’est la France, la suppression des facilités actuelles de circulation freinerait considérablement la venue de visiteurs étrangers. D’après une note de l’organisme public France Stratégies publiée l’année dernière, le coût à court terme, pour l’Hexagone, d’un démantèlement de l’espace Schengen serait de 10 milliards d’euros… soit 0,5 point de PIB. Par ailleurs, à moyen terme, un retrait de la France entraînerait un ralentissement des investissements étrangers : la difficulté de faire circuler les marchandises aurait un effet dissuasif sur la décision des entreprises de venir s’installer en France.
Seule conséquence de cette sortie de Schengen sur laquelle le FN s’attarde : le statut des travailleurs frontaliers. Ils sont quelque 350 000 à habiter sur le territoire français et à travailler dans un pays limitrophe (Belgique, Suisse, Allemagne essentiellement). Mais le dispositif qui serait mis en place pour leur « faciliter le passage de la frontière », comme l’indique le programme, n’est pas clair. Qu’est-ce qui leur permettra d’éviter les files de bouchon qui se constitueront inévitablement aux postes-frontières ? Le nouveau dispositif pour la circulation des marchandises n’est par ailleurs pas évoqué. Les transporteurs feront-ils l’objet de contrôles systématiques ?
Sur cette question des frontières, il y a par ailleurs chez les élus FN une incohérence entre le discours affiché et les pratiques. À la mi-décembre, le Parlement européen votait la mise en place d’un contrôle d’identité obligatoire de « toutes les personnes qui franchissent les frontières extérieures de l’UE grâce à des vérifications dans les bases de données sur des documents de voyage volés ou perdus ». Cette mesure, qui a pour ambition de répondre aux menaces terroristes en Europe et au phénomène de combattants partant sur des zones de conflit, aurait dû, en toute logique, être votée des deux mains par les eurodéputés FN. Or Marine Le Pen était absente de l’hémicycle ce jour-là. La résolution a été adopté par 469 voix pour et 120 contre… dont celle de l’élu frontiste Gilles Lebreton.
En fait, Marine Le Pen a dit une chose et son contraire au sujet des frontières ces deux dernières années. « Je n’ai jamais parlé de fermer les frontières, déclarait-elle après l’attentat de Nice, le 14 juillet dernier. Je dis simplement qu’elles doivent exister, comme dans tous les autres pays du monde, et permettre de filtrer les terroristes. » Un an plus tôt, en septembre 2015, alors qu’Angela Merkel ouvrait grand les bras pour accueillir les réfugiés syriens en Allemagne, Marine Le Pen demandait à l’inverse que le gouvernement « suspende en urgence les accords de Schengen et rétablisse ses frontières, notamment avec l’Allemagne ».
Comme pour la sortie de la France de l’UE (voir fiche no 6), cette proposition de sortie de Schengen suppose enfin que les pays partenaires soient d’accord. Or, Paris, en se retirant unilatéralement de l’espace de libre circulation, ne serait pas en position de force pour négocier. Surtout, la négociation promettrait d’être longue et complexe, car elle impliquerait d’élaborer des accords bilatéraux avec chacun des pays concernés par une frontière (aérienne, maritime, terrestre) avec la France. « La France se retrouverait à la merci des États concernés et les citoyens pourraient devenir l’objet d’éventuels conflits diplomatiques », décrypte Julien Jeandebosz. Cet élément du programme du FN est en définitive révélateur de l’illusion du FN. « Le parti croit que la souveraineté est un jeu à somme nulle. Or l’appartenance à Schengen ne consiste pas en une perte de souveraineté ; c’est une condition d’exercice de la souveraineté. Le FN est dans une position complètement idéaliste ; il n’a rien de pragmatique, comme il tend à le faire croire. Il confond exercice effectif de la souveraineté des États et idéalisation de la souveraineté nationale. » De fait, en cas de sortie de Schengen, la France ne pourrait plus prendre part à de nombreuses décisions prises à l’échelle européenne et perdrait de son influence sur le continent.