Série Épisode 12 La Méditerranée, cimetière migratoire

«Les frontières se dématérialisent au point de traverser nos vies mêmes»

Les frontières, au menu du conseil européen des 26 et 27 juin 2014, sont au centre des travaux du philosophe italien Sandro Mezzadra. Dans son dernier livre, Borders as Method, Or, the multiplication of Labor, il analyse, en parallèle à la prolifération des murs, le mouvement de dématérialisation qui les caractérise.

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Dans le sillage de la campagne pour les élections européennes, il a beaucoup été question de frontières lors du conseil européen des 26 et 27 juin, en réaction non seulement aux guerres en Ukraine et en Syrie, mais aussi à l’afflux de réfugiés et de migrants sur les rives italiennes, maltaises, espagnoles et grecques. Dans leur texte commun, les dirigeants des États membres se sont engagés à renforcer les contrôles aux bordures extérieures, envisageant la création d’un corps de gardes-frontières supranational, sans remettre en cause la nécessité d'attirer une immigration légale qualifiée.

Pour comprendre la résurgence des limites géopolitiques comme enjeu de pouvoir et sortir de l'opposition Europe passoire/Europe forteresse, Mediapart a rencontré le philosophe italien Sandro Mezzadra. Avec Brett Neilson, il est l’auteur de Borders as Method, Or, the multiplication of Labor. Dans cet ouvrage, paru en anglais en 2013 aux éditions de Duke University, les deux penseurs étudient le mouvement de prolifération des murs propre au monde contemporain, également analysé par l’Américaine Wendy Brown, enseignante en sciences politiques à Berkeley, dans Murs (Prairies ordinaires). Ils observent, dans le même temps, la tendance à la dématérialisation des frontières et leur démultiplication dans nos vies de tous les jours.

Dans une logique de spectacle, les limites se renforcent et se montrent. Au service d’une plus grande flexibilité économique, elles sélectionnent les uns et rejettent les autres en fonction de leurs compétences reconnues sur le marché du travail. Miroir des transformations du capitalisme, elles ne sont pas des lieux inertes, réduits à leur fonction de séparation et d’exclusion. De nouvelles formes de vie politiques s’y fabriquent, au sens où les migrants y font circuler des savoir-faire et y inventent des formes d’organisation et de luttes. 

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On observe un retour en force des frontières dans l’agenda politique européen. Dans votre livre, Borders as Method, Or The multiplication of Labor, vous évoquez un double mouvement : d’une part, la prolifération des murs, comme entre les États-Unis et le Mexique, Israël et l’Égypte, la Grèce et la Turquie, et d’autre part, la mobilité accrue de ces limites. Qu’entendez-vous par là ?

Les travaux de recherche actuellement consacrés à l’étude des frontières se focalisent généralement sur un seul des deux aspects, à savoir le renforcement des frontières. Ce mouvement de matérialisation, qui se traduit concrètement par la construction de murs, est indéniable et mérite d’être analysé. Mais il ne rend pas compte à lui seul de ce qui se passe. La mise en place de fortifications s’accompagne de l’émergence de frontières mobiles.

Ceci s’observe partout dans le monde, pas seulement en Europe, même si le sud de l’Europe est un exemple paradigmatique : d’un côté, les barrières physiques se multiplient aux frontières extérieures de l’Union européenne, comme à Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles au Maroc, où les barbelés sont sans cesse rehaussés, ou le long de la rivière Evros, entre la Grèce et la Turquie, où une barrière a récemment été érigée ; de l’autre, les frontières sont rendues de plus en plus invisibles par un processus d’externalisation qui entrave la liberté de circulation des migrants, notamment d’Afrique subsaharienne, dès leur pays d’origine.

La Méditerranée n’est pas le premier obstacle qu’ils rencontrent sur leur chemin, loin de là. Ils ont déjà été arrêtés plusieurs fois, aux consulats des pays européens dans lesquels ils veulent se rendre, par les campagnes de communication financées par Bruxelles les décourageant de partir, par les technologies militaires fournies par l’UE pour contrôler les migrations.

Au cours des deux dernières décennies, les frontières sont devenues instables, insaisissables. Même quand elles prennent la forme de murs, elles ont perdu de leur fixité, en ce sens, elles constituent désormais un champ complexe de tensions où différentes sortes de techniques de pouvoir interagissent. Il faut comprendre les effets de cet assemblage hétérogène et cesser d’être obsédé par sa manifestation, certes terrifiante, sous forme de mur.

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Quel rôle jouent dans ce « nouveau régime des frontières » les technologies de pointe massivement utilisées pour contrôler les migrations, comme c’est le cas en Méditerranée avec la multiplication des radars via Frontex et l’échange de données via Eurosur ?

Leur rôle est essentiel et symptomatique des évolutions actuelles. La digitalisation sert d’un côté à renforcer la surveillance, en rendant les contrôles plus efficaces, et de l’autre à démultiplier les lieux de passage. Les frontières deviennent du prêt-à-porter, comme si vous les aviez dans votre poche. Elles ne vous quittent plus tout au long de votre parcours migratoire et de votre vie. Elles sont à même la peau. En ce sens, le passage des frontières ne peut plus être considéré comme un événement unique, un moment mythologique qui n’arriverait qu’une fois dans la vie. Les frontières aujourd’hui nous traversent quotidiennement et durant toute notre vie.

Comment expliquez-vous cette focalisation actuelle sur les frontières ?

Ce mouvement de rematérialisation et de dématérialisation n’est pas univoque. Je ne crois pas aux théories du complot. Hétérogène et contradictoire, cette tendance reflète différents intérêts. Elle correspond tout d’abord à une logique de spectacle, de mise en scène. Les espaces politiques unifiés, que ce soit l’Union européenne ou les États-Unis, sont traversés par un sentiment d’insécurité croissant. Des peurs grandissantes paralysent ces sociétés. Beaucoup de responsables politiques répondent à cette anxiété profonde par une agitation populiste dont les migrations sont l’un des points de fixation. Les frontières comme spectacle servent à montrer aux citoyens que les gouvernants ne restent pas les bras croisés, qu’ils entendent les inquiétudes, qu’ils agissent.

D’où vient cette anxiété ? Elle est le résultat de l’éclatement de la figure du citoyen, au sens sociologique du terme, lui-même découlant de la crise du Welfare state. La transformation et la déformation du lien entre citoyenneté et travail s’accompagnent d’une mutation de la gestion de la main-d’œuvre, y compris immigrée. Le mode de production industrielle de type fordiste, dans l’après-guerre, est allé de pair avec des recrutements massifs de migrants. Dans l’automobile par exemple, les entreprises ont fixé les modalités de l’organisation du travail. La dépendance à l’employeur s’accompagnait d’une forme d’intégration subordonnée dans la société d’accueil : en échange de votre force de travail, vous auriez un salaire régulier, un logement, une sécurité sociale. Les besoins migratoires pouvaient être planifiés à plus ou moins long terme. À ce modèle s’est substitué depuis une vingtaine d’années un nouveau régime de production. L’imprévu a pris le dessus. La flexibilité, qui fabrique de la précarité, est devenue la norme. Les dirigeants ont cherché à mettre en œuvre des politiques en lien avec ces impératifs. Une gouvernance flexible de la mobilité s’est imposée comme un objectif fondamental à atteindre. En matière migratoire, cela s’est traduit par la volonté de sélectionner les migrants en fonction de leurs compétences. Les frontières sont des outils importants dans cette gestion.

Que s’est-il passé pour que Schengen devienne, lors de la campagne pour les élections européennes de 2014, un tel point de fixation ?

En France, Marine Le Pen est parvenue à imposer sa voix, obligeant les autres responsables politiques à se positionner par rapport à elle. Elle a placé Schengen au centre de l’agenda politique. Comme en Italie depuis les années 1990, la gauche institutionnelle essaye de ne pas se laisser déborder, précisément en matière migratoire. Mais cette concurrence est vouée à l’échec. Sur ce terrain-là, la droite l’emporte toujours.

La crise de l’intégration européenne est un autre élément pour comprendre le retour en force des frontières. Aux limites extérieures de l’UE, que voit-on ? La guerre. La guerre en Syrie et la guerre en Ukraine. Dans les deux cas, l’Europe est incapable de jouer un rôle politique décisif. Ces guerres mettent en péril l’unité même de l’UE. Les frontières sont un miroir des divisions et des difficultés de cet ensemble. Au sud de l’Europe, que voit-on ? Des gens meurent. Des milliers de migrants périssent en tentant de traverser le Sahara ou la Méditerranée. On peut là aussi parler de guerre.

Quant aux frontières intérieures, elles sont également mises en cause. Ces dernières années, la liberté de mouvement a été limitée ici et là. En décembre, une femme italienne a été déportée de Belgique. C’est dramatique car la liberté de circulation entre les États membres constitue le fondement du projet européen, du projet de citoyenneté européenne. En Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Allemagne, les dirigeants tentent chacun à leur manière de restreindre la délivrance d’aides sociales aux nationaux.

La manière dont les Roms sont traités est symptomatique de cette crise. Ces personnes sont pour la plupart des citoyens européens. Elles ont même le plus souvent la nationalité des pays dans lesquels elles vivent. Elles n’en restent pas moins la cible de violentes formes de racisme, ce qui montre que les frontières ne sont pas forcément celles auxquelles on pense. L’Europe, en son sein, est parcourue par une multiplicité de barrières mouvantes agissant sélectivement sur les uns et pas sur les autres.

Vous dites que les frontières n’ont pas toujours eu cette importance…

Le lien entre migrations et frontières n’a pas toujours été évident. Les migrations transatlantiques au tournant du XXe siècle n’ont pas donné lieu à la mise en scène des frontières. Dans les années 1960 et 1970, en Europe, non plus, la question ne se posait pas de la même manière qu’aujourd’hui. Tout a changé au cours des deux dernières décennies avec la mondialisation et la crise du fordisme et du Welfare state, dans le sillage de la crise pétrolière de 1973. Cette année a marqué le début de la fin des recrutements massifs de travailleurs migrants en Europe. Ce que j’ai dit pour les frontières vaut aussi pour les migrants illégaux. La figure du migrant illégal n’était pas un problème précédemment. Les étrangers étaient la cible de stéréotypes, ils étaient déjà stigmatisés dans les discours politiques. Mais les sans-papiers n’existaient pas en tant que tels. Leur apparition dans la sphère publique a été concomitante de la mutation des modes de production. 

Vous réfutez la vision d'une Europe forteresse. Réfutez-vous aussi le durcissement des politiques migratoires mises en œuvre par les États membres de l'UE ?

Je critique la vision unilatérale des frontières les réduisant à leur fonction de mur. Les frontières excluent, séparent, c’est un fait. Mais elles ne sont pas que cela. Je ne cherche pas à nier la violence qui s’exerce aux frontières, la manière dont des vies sont exploitées, enlevées. Mais il me semble qu’il faut changer de point de vue afin de retrouver un angle d’attaque plus efficace. Le concept d’Europe forteresse a été inventé dans les années 1990 pour dénoncer les politiques migratoires européennes. La référence de cette métaphore est militaire, puisque l’Europe forteresse désignait les fortifications nazies bordant les rivages de l’Atlantique. Cette image n’est pas inutile. Mais, au cours des dernières années, elle a été récupérée par les institutions européennes elles-mêmes, notamment par Frontex. À trop l’utiliser, on risque de faire le jeu des politiques qu’elle est censée combattre.

Pour répondre à votre question, il n’existe pas de politique européenne migratoire commune. Mais il existe un cadre global, à travers la mise en place de règles minimales, l’identification de supposées “bonnes pratiques”, le déroulement de négociations informelles ou encore l’établissement de relations bilatérales. Ce cadre global tend à instaurer une politique de sélection inclusive. Le but des politiques migratoires européennes n’est pas de barrer la route aux migrants. Ça, c’est le spectacle. Des centaines de milliers de personnes entrent et s’installent légalement – mais aussi illégalement – chaque année dans l’Union européenne. Les États membres ne s’en plaignent pas. Au contraire, ils en ont besoin, pour des raisons économiques et démographiques identifiées depuis longtemps par Bruxelles. L’Europe vieillit, l’Europe a besoin de main-d’œuvre. Les systèmes de migrations saisonnières, de migrations circulaires, les systèmes à point sont appréciés. Ces dispositifs sélectifs sont compatibles avec la flexibilité exigée par les économies de marché.

Les dirigeants et experts européens débattent du “management de l’immigration” et de “just-in-time” ou “to-the-point migrations”. Ils ont cru, un temps, comme en Italie, que les quotas étaient une solution adéquate. Or ceux-ci se sont avérés particulièrement rigides, donc inadaptés aux besoins des entreprises. Ce management a à voir avec une gestion entrepreneuriale. L’objectif est de diversifier les compétences des migrants. La figure du migrant peu qualifié, recruté comme OS dans l’industrie automobile, est dépassée en tant que point de référence normatif pour les politiques et expériences migratoires. La figure du migrant est multiple. Les statuts, les expériences des migrants sont plurielles. De même que la figure du citoyen et du travailleur s’est fragmentée, celle du migrant a explosé.

Comment analysez-vous l’opération italienne de Mare Nostrum ?

Elle est intéressante, car elle révèle la complexité de la situation. Les gouvernements sont plus ambivalents qu’il n’y paraît. Cette opération sauve des vies, beaucoup de vie. Des milliers de personnes ont été secourues ces dernières semaines. En même temps, ce mélange d’humanitaire et de militaire n’est pas sans poser de questions, de même que cette tentative de faire de la Méditerranée un espace de mobilité gradué et hiérarchisé, au travers de corridors, de couloirs.

Vous insistez sur le fait que les frontières sont des lieux où s’échangent des savoir-faire. Qu'est-ce qui s'invente aux frontières ? Produisent-elles des conditions de vie spécifiques, des luttes nouvelles ?

L’incorrigibilité des migrants à vouloir traverser les frontières les plus dangereuses nous rappelle que ces lieux ne sont pas vides de sens. Il s’y passe des choses importantes qui n’ont lieu que là. Les migrants subviennent à leurs besoins, des savoir-faire s’échangent, des formes de vie politique s’inventent quotidiennement. Dans les bois autour des enclaves de Ceuta et Melilla, par exemple, les migrants, malgré un fort turn over, s’auto-organisent de manière très sophistiquée. Ils se rassemblent, font circuler la parole, décident de tours de cuisine, gèrent les relations avec les ONG, etc. Je ne veux en aucun cas romancer des conditions de vie extrêmement dures. Mais il faut beaucoup d’imagination, d’énergie et d’expérience pour franchir ces barbelés. Les frontières, en ce sens, ne sont pas de la pure négativité. Les frontières ne sont pas seulement des murs ou des ponts, mais des lieux de tensions, où des pratiques s’inventent et des luttes prennent forme. Ces pratiques doivent être expliquées non seulement du point de vue des frontières mais aussi des migrants eux-mêmes. Par ailleurs, outre les migrants, de nombreux acteurs interagissent aux frontières. Dans les camps, comme à Choucha, en Tunisie à la frontière avec la Libye, les représentants des États collaborent avec une multiplicité d’ONG, d’organisations internationales et d’instances économiques aux logiques variées. Chacun a sa légitimité, chacun a son expertise. Les migrants sont appelés à négocier avec l’ensemble de ces entités, à comprendre les modes de fonctionnement et les buts poursuivis par les uns et les autres. Ces acteurs jouent un rôle majeur dans la gouvernance, dans le contrôle des frontières.

En tant que lieu de tensions, lieu de confrontations et de négociations des pouvoirs, les frontières sont une sorte de laboratoire des mutations du capitalisme contemporain. Elles se reconfigurent aujourd’hui autour de nouveaux territoires dont la particularité est de défier l’hégémonie des puissances sur le déclin. Par leur hétérogénéité, ces territoires brouillent les cartes. Ils prennent la figure de zones économiques spéciales, de corridors, de zones hors taxes, qui prolifèrent dans les espaces émergents. L’homogénéité des États-nations, avec leurs lois et leurs cultures nationales, ne rend quant à elle plus compte des transformations actuelles.

La Méditerranée, cimetière migratoire

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