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Mediapart devant le tribunal ou la liberté d'informer en procès

Soixante-dix-sept personnalités politiques, intellectuelles et médiatiques lancent aujourd'hui un appel de soutien à Mediapart, face à l'offensive judiciaire dont nous sommes la cible. Mediapart doit en effet comparaître les 12 et 26 mai devant le tribunal correctionnel de Paris, faisant l'objet de onze plaintes à la demande de François Pérol (photo), des Caisses d'épargne et de leurs anciens dirigeants. Les premiers signataires de cet appel – dont François Bayrou, Olivier Besancenot, Ségolène Royal, Martine Aubry, Marie-George Buffet, Daniel Cohn-Bendit, Corinne Lepage – s'inquiètent de cet «acharnement» au moment même où «l'Elysée fait peser de lourdes menaces sur le pluralisme de la presse ou l'indépendance de la radio et de la télévision publiques».

Cet article est en accès libre.

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Révélée par Mediapart début 2008, l'affaire des Caisses d'épargne fut, en France, le scandale annonciateur du séisme financier qui a plongé nos sociétés dans une crise économique et sociale sans précédent. Son principal enseignement était de montrer qu'elle n'était pas le résultat d'une fatalité, mais de politiques précises au service d'intérêts particuliers, dont les dirigeants de nos établissements bancaires et les responsables politiques qui les ont soutenus portent la première responsabilité.

Un an plus tard, elle est devenue une affaire d'Etat avec l'implication directe de la présidence de la République, Nicolas Sarkozy imposant l'un de ses plus proches collaborateurs, François Pérol, à la présidence des Caisses d'épargne et des Banques populaires. Cet interventionnisme élyséen, au mépris des règles élémentaires de déontologie de la fonction publique puisque M. Pérol fut, depuis l'origine, juge et partie dans ce dossier, confirmait l'ancienne et grande proximité des premiers cercles du sarkozysme avec les dirigeants déchus des Caisses d'épargne.

Avec constance, dans un secteur, le capitalisme financier, où la transparence est l'exception et où les pressions sont constantes, Laurent Mauduit a dévoilé, pour Mediapart, les secrets de ce feuilleton. Posant des questions d'intérêt général, il a nourri, par ses enquêtes et ses analyses, le débat public sur une affaire d'ampleur nationale, permettant aux parlementaires de prendre le relais, et à l'opposition, dans sa diversité, de remplir sa mission. Sous sa plume, la chronique de ce dossier a illustré la nécessité de cette alerte démocratique que constitue un journalisme indépendant, aussi persévérant dans ses curiosités que rigoureux dans ses procédures. Sans son travail, il n'y aurait sans doute pas eu d'affaire des Caisses d'épargne, encore moins d'affaire Pérol.

C'est pour ce travail que nous sommes, lui et moi – lui comme auteur des articles, moi comme directeur de la publication –, convoqués les 12 et 26 mai devant le tribunal correctionnel de Paris. Le 12 mai, c'est à la demande de François Pérol qui poursuit Mediapart en diffamation pour avoir affirmé que sa nomination était entachée d'illégalité ; qu'elle l'était d'autant plus qu'il avait déjà par le passé méconnu un avis de la Commission de déontologie lui interdisant de participer à la création de la banque Natixis ; et que la banque Rothschild lui avait versé fin 2006 un bonus du fait notamment de cette opération Natixis.

Le 26 mai, c'est pour les dix plaintes déposées l'an passé par l'ancienne direction des Caisses d'épargne et par la personne morale, plaintes maintenues jusqu'à ce jour par François Pérol, malgré les évidentes confirmations apportées à nos informations par les événements.

L'appel des 77 en soutien à Mediapart

Journalistes, nous ne nous sommes jamais prétendus au-dessus des lois. Notre liberté implique la responsabilité, et n'importe quel particulier est en droit de nous en demander compte devant la justice s'il pense que nous l'avons diffamé injustement. Nous pourrions donc accepter cette offensive sans précédent – onze procédures – contre un média aussi jeune – un an à peine – comme la vie courante de notre métier. Sauf qu'à l'évidence, pour tout citoyen qui veut bien considérer les faits eux-mêmes et le contexte politique qui les entoure, il s'agit là de bien autre chose.

Inspiré par l'Elysée, ce rouleau compresseur judiciaire vise à affaiblir un journal indépendant et, à travers lui, à impressionner toute la profession. Ces procès, leurs procédures, leurs incertitudes et leurs lenteurs, sont d'abord un risque financier pour Mediapart, petite entreprise indépendante qui, chacun le sait, est encore fragile. Leur coût, car la justice n'est pas gratuite, est au bas mot de plusieurs dizaines de milliers d'euros. C'est pourquoi nous faisons appel à tous les citoyens de bonne volonté pour nous aider à faire face aux frais de justice (les précisions sont ci-dessous dans la boîte noire).

C'est cet enjeu qu'ont compris soixante-dix-sept personnalités, aussi bien politiques qu'intellectuelles, rejointes par des représentants de notre profession, qui lancent aujourd'hui un appel de soutien à Mediapart (lire le texte complet de l'appel sous l'onglet « Prolonger » avec les premières signatures). Leur diversité partisane montre bien qu'il s'agit ici d'une question de principe, touchant aux libertés fondamentales : de Martine Aubry à François Bayrou, de Ségolène Royal à Olivier Besancenot, de François Hollande à Daniel Cohn-Bendit, de Laurent Fabius à Christiane Taubira, de José Bové à Olivier Dartigolles, de Cécile Duflot à Corinne Lepage, d'Alain Krivine à Marielle de Sarnez, de Christophe Girard à Eva Joly, de Benoît Hamon à Denis Baupin, etc. En déplacement à l'étranger, l'ancien premier ministre de Jacques Chirac, Dominique de Villepin, nous a transmis la déclaration suivante : « Je soutiens Mediapart dans son travail d'alerte et d'information, et m'élève contre toute procédure qui pourrait limiter ce devoir d'information, nécessaire à toute démocratie. »

Pour lire cet appel, la liste des premiers signataires et soutenir Mediapart, cliquez ici

Preuve que la question de la liberté de l'information est aujourd'hui une question centrale, occasion d'un rassemblement utile et d'une unité nécessaire, cette diversité de sensibilités se retrouve parmi les intellectuels signataires de cet appel : de Pierre Rosanvallon à Régis Debray, de Luc Boltanski à Edouard Glissant, d'André Burguière à François Dubet, de Tzvetan Todorov à Daniel Bensaïd, d'Annie Ernaux à Michel Broué, de Christian Baudelot à Roger Chartier, de Jacques Bouveresse à Julia Kristeva, de Pap Ndiaye à François Maspero, d'Arlette Farge à Jean-Marc Roberts, d'Angélique Ionatos à Anouk Grinberg, de François Gèze à Patrick Fridenson, de Pierre-Michel Menger à Bernard Lahire, etc.

On l'aura compris : l'enjeu de cet appel dépasse le cas particulier de Mediapart et ces procès faits à Mediapart relèvent d'une cause plus générale, celle de la liberté de l'information, sous ce pouvoir-là et dans ce pays-ci. C'est ce dont témoignent, avec celle de Reporters sans frontières, les signatures de confrères venus de France Inter ou de Marianne, du Figaro ou de Rue89, de Politis ou de BFM, de Libération ou du Nouvel Observateur, d'Europe 1, des Inrockuptibles ou de La Vie. Et, de même, les soutiens du Syndicat de la magistrature et de l'Union syndicale solidaire-SUD.

Nous avons déjà informé, l'automne dernier, nos lecteurs du détail des dix plaintes des Caisses d'épargne, aujourd'hui maintenues par leur nouvelle direction alors même que la crise de cet établissement nous a donné raison. La plainte qui s'est ajoutée, sous la forme d'une citation directe de François Pérol, mérite d'être replacée dans son contexte tant cet acharnement judiciaire en devient d'autant plus surprenant. Et, à tout le moins, peu conforme au souhait en forme de constat récemment émis par l'intéressé, dans un entretien au Figaro : « Le temps des polémiques est derrière nous. »

Car, dans cette histoire où nous ne faisons que notre légitime travail, nous n'avons rien contre la personne particulière de M. Pérol: nous mettons en évidence, et donc en cause, des décisions, prises au sommet de l'Etat, qui ont violé les règles de droit et témoigné d'indiscutables mélanges d'intérêts. Résumé page suivante d'une cascade de révélations aussi pertinentes que documentées.

Nos révélations sur une affaire d'Etat

Tout commence le samedi 21 février dans la matinée. Une réunion a lieu à l'Elysée, en présence notamment de Nicolas Sarkozy et de François Pérol, secrétaire général adjoint de la présidence de la République, pour décider de l'avenir des Caisses d'épargne et des Banques populaires. Au cours de cette réunion, le chef de l'Etat demande à son collaborateur de prendre en main l'avenir des deux banques sinistrées, de préparer leur fusion d'ici juin, et de devenir le PDG du groupe fusionné. François Pérol lui-même dira, une semaine plus tard, dans une interview au Journal du dimanche avoir agi sur ordre de Nicolas Sarkozy. Quelques heures après cette réunion, ce même samedi 21 février dans l'après-midi, Mediapart révèle que François Pérol va quitter l'Elysée pour prendre la tête des deux banques qui vont fusionner.

Le lendemain, Mediapart est le premier média à attirer l'attention de ses lecteurs sur le fait que cette promotion est illégale. Ce deuxième article fait référence au code de la fonction publique et à un article du code pénal sur la prise illégale d'intérêt. Puis, Mediapart démontre que Nicolas Sarkozy a menti, depuis Rome où il était en déplacement, en prétendant que la commission de déontologie s'est réunie. Nous révélons qu'en fait le secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, a seulement échangé une correspondance avec le président de cette commission de déontologie.

Quatrième révélation, nous dévoilons que déjà, en 2004, François Pérol n'a pas respecté un avis de la Commission de déontologie. Directeur adjoint de cabinet de Francis Mer puis de Nicolas Sarkozy au ministère de l'économie, il s'est longuement occupé de 2002 à fin 2004 du sort de la banque d'investissement Ixis, objet d'une dispute violente entre la Caisse des dépôts et consignations d'une part et les Caisses d'épargne d'autre part. Mediapart rappelle que, le 22 décembre 2004, la Commission de déontologie l'autorise à quitter Bercy pour rejoindre la banque Rothschild, mais à la condition qu'il ne s'occupe pas dans les trois années suivantes des dossiers dont il a eu à connaître dans le passé. Autrement dit, qu'il ne s'occupe pas notamment des dossiers Caisses d'épargne et Ixis, durant les années 2005, 2006, et 2007.

Or, François Pérol passe outre cette décision puisque, devenu associé gérant chez Rothschild, il devient en 2006 le banquier conseil des Banques populaires, en vue de créer une filiale commune avec les Caisses d'épargne, mariant leurs banques d'investissement respectives, Natexis (filiale des Banques populaires) et Ixis (filiale des Caisses d'épargne), pour donner naissance à une nouvelle entité... Natixis. Venant après plusieurs informations précises, cet épisode prend la forme explicite d'un parti pris, sous le titre «Oui, l'affaire Pérol est une affaire d'Etat».

Dans la foulée, Mediapart révèle peu après que, naturellement, l'associé gérant François Pérol a gagné de l'argent – ce qui est logique puisque c'est son métier de banquier – grâce à cette opération Natixis, à laquelle en droit il n'aurait jamais dû participer. Dans deux articles successifs, nous évaluons ce gain de 1,5 à 2 millions d'euros: on lira ici le premier, et là le second. Dans ce dernier article, nous expliquons que la banque Rothschild a gagné environ 10 millions d'euros pour son activité de conseil pour Natixis, et que François Pérol a dû percevoir un bonus en fin d'année de 1,5 million à 2 millions pour l'ensemble de ses activités de 2006, étant entendu que Natixis lui a pris une bonne part de son temps et de son énergie...

En réaction à ce que nous avons écrit, une dépêche AFP en date du 16 mars explique que, selon une chargée de communication proche de François Pérol (il s'agit en fait d'Anne Méaux, conseillère des milieux patronaux), Mediapart a tenu des propos « mensongers ». Anne Méaux nous reproche au nom de François Pérol d'avoir écrit qu'il a touché des honoraires directement de.... Natixis. Ce que nous n'avons jamais affirmé.

Quelques jours plus tard, François Pérol est entendu par la Commission des finances de l'Assemblée. De nombreux députés reprennent alors à leur compte les douze questions de Mediapart. Et François Pérol confirme notre chiffrage : il admet que la banque Rothschild a bien gagné un peu plus de 10 millions d'euros dans l'affaire Natixis. Mais il élude la question sur son propre bonus.

Le procès du capitalisme financier

Bref, Mediapart, grâce à Laurent Mauduit, a joué un rôle moteur, de bout en bout, dans toute cette histoire. Un rôle civique, tant il ne peut y avoir de débat démocratique sans information complète. Une histoire qui a failli conduire à la démission collective de la Commission de déontologie. Et qui a donné lieu depuis à plusieurs plaintes au pénal (Sud-Caisses d'épargne, l'association Anticor, Contribuables associés), la CGT-Caisses d'épargne ayant annoncé de son côté qu'elle allait déposer une plainte au plan administratif, devant le Conseil d'Etat. Bref, une affaire d'Etat, qui pour l'heure n'a donné lieu qu'à une simple enquête préliminaire sous le contrôle du parquet, et non pas sous la responsabilité d'un juge indépendant.

Ce rappel le confirme : par la voix de ses avocats, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Torjman, Mediapart entend bien plaider, devant le tribunal, non seulement sa bonne foi, c'est-à-dire le sérieux et l'honnêteté de son travail, mais aussi la vérité des faits que nous avons mis au jour. S'ils ont lieu, ces procès seront donc ceux d'une affaire emblématique des dégâts du capitalisme financier, de ses dérives et de ses injustices. Et ils seront aussi ceux des réseaux d'intérêts qui, jusqu'au cœur de l'Etat, l'ont accompagné, soutenu et protégé.

Notre détermination est intacte, mais nous avons besoin de vous. Pot de terre contre pot de fer, la disproportion des moyens financiers est ici évidente. En attendant ces échéances judiciaires – les premières audiences en fixeront les dates –, vous pouvez donc soutenir financièrement Mediapart. Nous avons ouvert un compte bancaire dédié (« SEDM Soutien à Mediapart ») sur lequel vous pouvez nous adresser votre contribution :

– par chèque à l'ordre de « SEDM Soutien à Mediapart », à adresser à Mediapart, 8, passage Brulon, 75012 Paris;

– par virement sur le compte « SEDM Soutien à Mediapart », Code banque 30488, Code guichet 00073, numéro de compte 00027058838, clé 88, domiciliation Banque Fortis, 80, avenue Marceau, 75008 Paris.

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